Le tango, plus qu’une simple danse argentine, est un dialogue intense entre deux personnes, une improvisation constante, une expression émotionnelle profonde. Il est une conversation sans mots, un échange d’énergies et d’histoires, un langage corporel universel. Le tango transcende les frontières du mouvement pour toucher l’âme, captivant danseurs et spectateurs. C’est une forme d’art à part entière, riche en nuances et en interprétations, inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO.
Cette danse argentine incarne une histoire complexe et fascinante. Elle est un miroir des luttes, des espoirs et des transformations de l’Argentine, de ses racines immigrées à son identité contemporaine. À travers ses rythmes envoûtants, ses mouvements passionnés et sa culture riche, le tango reflète les complexités de l’identité nationale argentine. Sa musicalité et son esthétique sont indissociables du contexte socioculturel dans lequel il a émergé et évolué, faisant du tango un symbole fort de l’identité argentine.
Les racines du tango : la danse de l’immigration et de la marginalité (fin du 19ème siècle)
La fin du 19ème siècle en Argentine fut une période de profondes mutations sociales et économiques. L’immigration massive, les crises économiques et la marginalisation ont façonné le terreau fertile où le tango a germé. C’est dans ce contexte tumultueux que cette danse singulière a vu le jour, imprégnée des souffrances et des espoirs de ceux qui l’ont créée. Le tango, dans ses origines, était un reflet de la dure réalité argentine.
Contexte historique et social
Entre 1880 et 1930, l’Argentine a accueilli plus de 6,6 millions d’immigrants, principalement italiens et espagnols, mais aussi allemands, polonais et russes, attirés par la promesse d’une vie meilleure et de terres fertiles. Buenos Aires, en particulier, a connu une croissance démographique explosive, sa population passant de 200 000 habitants en 1870 à plus de 2 millions en 1914. Cette affluence de populations a créé des tensions sociales et économiques importantes. Les bidonvilles, appelés « conventillos », se sont multipliés, offrant un refuge précaire aux nouveaux arrivants. Le manque de travail et les conditions de vie difficiles ont contribué à un climat de désespoir et de marginalité. L’absence de femmes, due à la migration majoritairement masculine, a accentué le sentiment d’isolement et de nostalgie. On estime que le ratio homme/femme était de 3 pour 1 dans certaines zones portuaires, ce qui a influencé les premières formes du tango.
Genèse du tango : un melting pot de cultures
Le tango n’est pas né ex nihilo. Il est le fruit d’un métissage culturel complexe, un creuset où se sont fondues des influences européennes, africaines et indigènes. Cette fusion a donné naissance à une danse unique, riche en rythmes et en émotions. Le tango a puisé dans les traditions musicales de différentes cultures pour créer son propre langage expressif, reflétant la diversité culturelle de l’Argentine.
- Influence des danses européennes comme la polka, la valse, la mazurka et la habanera, qui ont apporté leur structure et leurs pas.
- Apports de la musique afro-argentine, notamment le candombe, avec ses rythmes percussifs et ses mouvements sensuels, et son influence sur le « quebrada ».
- Mélange de rythmes indigènes et de musiques folkloriques, comme la milonga campera, qui ont contribué à l’identité locale du tango.
- Naissance dans les bordels et les « peringundines » (lieux de danse de basse extraction) et les lieux de marginalité, où la danse était un moyen d’expression et de divertissement, mais aussi de connexion humaine.
Les premiers pas : la danse du désespoir et de l’espoir
Les premiers mouvements du tango étaient empreints de la solitude, de la nostalgie et de la frustration des immigrants. L’improvisation et la liberté d’expression étaient essentielles, permettant aux danseurs d’exprimer leurs émotions brutes. La connexion intime entre les danseurs était un palliatif à l’isolement, un moyen de trouver du réconfort dans l’étreinte. Ces mouvements initiaux reflétaient le contexte social et émotionnel dans lequel le tango a vu le jour. La danse était un moyen de transcender la réalité difficile et de trouver un réconfort dans l’étreinte d’un partenaire, un exutoire pour les sentiments refoulés. Les premiers orchestres de tango étaient souvent composés de trois instruments : bandonéon, violon et guitare.
Les paroles des premières chansons de tango, souvent pessimistes et mélancoliques, influençaient directement les mouvements de la danse, créant un dialogue entre la musique et le corps. Le thème de la perte, de l’amour impossible et de la nostalgie transparaissait dans chaque pas, chaque regard, chaque tension musculaire. On peut noter que plus de 70% des premiers tangos traitaient de thèmes similaires, reflétant la réalité des immigrants. Les danseurs exprimaient, à travers leur corps, la douleur et l’espoir qui les animaient, transformant la danse en un récit poignant.
L’ascension du tango : de la marginalité à la reconnaissance nationale (début du 20ème siècle)
Au début du 20ème siècle, le tango a connu une ascension fulgurante, passant de la marginalité à la reconnaissance nationale, puis internationale. Son adoption par l’Europe, et en particulier par Paris, a été un facteur déterminant dans ce processus. Le retour triomphal du tango en Argentine a marqué un tournant dans son histoire, le transformant en un symbole de l’identité argentine.
Le tango conquiert paris : L’Effet de mode européen
L’exportation du tango vers l’Europe, en particulier Paris, a été un événement majeur, propulsant la danse sur la scène internationale. Il devint rapidement une mode dans les salons parisiens et fut adopté par la haute société, fascinée par son exotisme et sa sensualité. Cette reconnaissance européenne a permis au tango de gagner en légitimité en Argentine, où il était encore considéré avec suspicion par certaines élites conservatrices. Entre 1910 et 1920, des centaines de couples argentins se sont installés à Paris pour enseigner le tango et se produire dans les cabarets, contribuant à la professionnalisation de la danse. Leur succès a contribué à la diffusion du tango à travers l’Europe, le popularisant dans les grandes capitales.
L’âge d’or du tango : une danse sophistiquée et romantique (1930-1950)
La période entre 1930 et 1950 est considérée comme l’âge d’or du tango, une époque de grande créativité et de popularité. Cette époque a été marquée par le développement d’orchestres de tango de renom, l’émergence de chanteurs emblématiques et l’évolution des mouvements de la danse vers plus de complexité, d’élégance et de raffinement. Le tango est devenu un symbole de la culture argentine, un élément essentiel de son identité. Les orchestres de tango, tels que ceux de Juan D’Arienzo, Aníbal Troilo et Osvaldo Pugliese, ont contribué à populariser la danse et à lui donner une dimension artistique nouvelle. Les chanteurs emblématiques, tels que Carlos Gardel, Libertad Lamarque et Tita Merello, ont immortalisé des chansons de tango qui sont devenues des classiques du répertoire, contribuant à la richesse du patrimoine musical argentin. En 1935, le tango représentait 35% des ventes de disques en Argentine.
- Développement des orchestres de tango (Juan D’Arienzo, Aníbal Troilo, Osvaldo Pugliese, Miguel Caló).
- Les chanteurs emblématiques (Carlos Gardel, Libertad Lamarque, Tita Merello, Roberto Goyeneche).
- Évolution des mouvements : complexité, élégance, raffinement et apparition de figures acrobatiques.
- L’importance des paroliers (Enrique Santos Discépolo, Homero Manzi) qui ont donné une profondeur littéraire aux tangos.
L’influence des codes sociaux de l’époque, notamment les relations hommes-femmes, se reflétait dans la structure et les mouvements de la danse. L’homme, considéré comme le guide, menait la danse avec assurance et élégance, protégeant et dirigeant sa partenaire. La femme, quant à elle, répondait à ses mouvements avec grâce et sensibilité, apportant sa propre interprétation à la danse. La communication non-verbale était essentielle, un dialogue silencieux entre les partenaires. Le tango était une métaphore de la relation amoureuse, avec ses moments de passion, de tendresse et de tension, un jeu de séduction et de respect.
Le tango et le cinéma : une diffusion mondiale
L’essor du cinéma argentin et international a contribué significativement à la diffusion mondiale du tango. Le tango est devenu un élément central de la narration dans de nombreux films, permettant à un public plus large de découvrir cette danse passionnée et son univers émotionnel. L’implication de danseurs de tango dans les films a également renforcé la crédibilité et l’authenticité de la représentation. Des films comme « Tango Bar » (1935) et « El Día Que Me Quieras » (1935), avec Carlos Gardel, ont connu un succès international retentissant et ont contribué à populariser le tango à travers le monde. Plus tard, des films comme « Le Dernier Tango à Paris » (1972) et « Tango » (1998) ont continué à susciter l’intérêt pour la danse. L’utilisation du tango dans le cinéma a permis de toucher un public de plus de 100 millions de personnes dans les années 40, selon les estimations de l’époque.
Le tango sous les dictatures : la danse de la résistance et de la mémoire (milieu du 20ème siècle)
Les dictatures militaires qui ont marqué l’Argentine au milieu du 20ème siècle (1966-1973 et 1976-1983) ont eu un impact profond sur le tango. La danse, considérée comme subversive en raison de son potentiel d’expression et de rassemblement, a été réprimée, mais n’a pas été étouffée. Cependant, elle est également devenue un symbole de résistance et de mémoire, une manière de préserver l’identité argentine face à l’oppression. Le tango a permis d’exprimer la douleur, l’absence et l’espoir dans un contexte de censure et de répression, devenant un acte de courage et de rébellion.
La répression du tango : une danse considérée subversive
Les dictatures ont imposé des restrictions sévères sur les milongas et les lieux de rassemblement, considérés comme des foyers de contestation et de dissidence. Le tango était vu comme une forme d’expression populaire potentiellement dangereuse, capable de mobiliser les esprits et de diffuser des idées subversives. La censure était omniprésente, et les paroles des chansons de tango étaient scrutées de près par les censeurs, à la recherche de tout message caché ou critique. L’utilisation du langage codé dans la danse pour communiquer des messages était une pratique courante parmi les danseurs, une manière de contourner la censure et d’exprimer leur opposition au régime. Les danseurs utilisaient des mouvements subtils et des gestes symboliques pour exprimer leur opposition au régime, créant un langage secret et partagé. On estime que plus de 300 milongas ont été fermées ou surveillées de près durant les dictatures, entravant la pratique du tango.
Le tango et la mémoire : exprimer la douleur et l’absence
Les paroles des chansons de tango abordaient des thèmes liés à la disparition, l’exil et la souffrance, reflétant la réalité tragique de l’époque, les « desaparecidos » et les violations des droits humains. Les mouvements de la danse exprimaient la tristesse, la résilience et l’espoir, transformant le tango en un témoignage poignant de la période sombre. Le tango est devenu un moyen de se souvenir des victimes de la répression et de dénoncer les injustices, un acte de mémoire et de résistance. La poésie du tango, même sous la censure, a continué de porter la voix des sans-voix et de témoigner des atrocités commises, préservant la mémoire collective. Le tango a permis de maintenir vivante la flamme de l’espoir et de la résistance face à l’oppression.
- Les paroles des chansons de tango abordent des thèmes liés à la disparition, l’exil, la souffrance et la quête de justice.
- Les mouvements de la danse expriment la tristesse, la résilience, l’espoir et la détermination à ne pas oublier.
- Les milongas clandestines sont devenues des lieux de rencontre et de solidarité pour ceux qui s’opposaient au régime.
L’impact des dictatures sur la corporalité des danseurs de tango est indéniable. Le langage non-verbal de la danse est devenu un moyen de résistance silencieuse, une manière de contourner la censure et d’exprimer ses sentiments profonds. Les danseurs exprimaient leur douleur et leur colère à travers leurs corps, souvent de manière subtile mais puissante, utilisant la danse comme un moyen de protestation. Le contact physique, l’étreinte, devenaient des actes de solidarité et de réconfort, renforçant les liens entre les participants. Le tango était une manière de préserver la dignité humaine dans un contexte de déshumanisation, un acte de résistance face à la barbarie.
Le tango nuevo : une révolution subtile (astor piazzolla)
Astor Piazzolla, bandonéoniste et compositeur argentin, a révolutionné le tango en introduisant de nouvelles influences musicales, telles que le jazz, la musique classique et le rock, créant un nouveau langage musical. Il a exploré de nouvelles formes d’expression et de mouvements, tout en conservant l’essence du tango, en le modernisant et en le complexifiant. Le Tango Nuevo a permis de faire évoluer la danse et la musique, tout en rendant hommage à ses racines, ouvrant la voie à de nouvelles expérimentations. Piazzolla a modernisé le tango, le rendant plus complexe et plus accessible à un public plus large, tout en suscitant des controverses parmi les puristes. Son œuvre a eu un impact considérable sur l’évolution du tango, ouvrant la voie à de nouvelles expérimentations et interprétations, et inspirant de nombreux artistes.
- Introduction d’instruments non traditionnels comme la guitare électrique et le saxophone.
- Utilisation d’harmonies complexes et de rythmes syncopés inspirés du jazz.
- Exploration de thèmes plus introspectifs et existentiels dans les paroles.
- Collaboration avec des artistes issus d’autres disciplines comme le cinéma et le théâtre.
Le tango contemporain : une danse en constante évolution et un patrimoine mondial
Aujourd’hui, le tango est une danse en constante évolution, qui continue de se réinventer tout en conservant son âme et ses racines. Il est reconnu comme un patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO depuis 2009, témoignant de sa valeur historique, culturelle et artistique pour l’Argentine et l’Uruguay. Le tango est un reflet de l’Argentine moderne, avec sa diversité d’interprétations et de styles, un symbole de son identité culturelle.
La renaissance du tango : un retour aux sources et une ouverture à la modernité
On assiste à une réappropriation du tango par les jeunes générations, qui mélangent les styles traditionnels et les influences contemporaines, créant de nouvelles formes d’expression. Le développement des milongas alternatives et des festivals de tango témoigne de la vitalité de la danse et de son attrait auprès d’un public diversifié. Le tango attire un public de plus en plus diversifié, qui trouve dans cette danse un moyen d’expression et de connexion, une manière de se connecter à la culture argentine. Les jeunes danseurs apportent une nouvelle énergie et une nouvelle créativité au tango, tout en respectant ses traditions, assurant la pérennité de la danse.
- Réappropriation du tango par les jeunes générations et leur volonté de le moderniser.
- Mélange des styles traditionnels (tango salon, tango milonguero, tango orillero) et des influences contemporaines (électronique, jazz, hip-hop).
- Développement des milongas alternatives et des festivals de tango, offrant des espaces d’expression et de rencontre pour les danseurs.
Figures clés du tango contemporain
- Danseurs: Chicho Frumboli, Juana Sepúlveda, Sebastián Arce, Mariana Montes.
- Orchestres: Otros Aires, Narcotango, Fernandez Fierro.
- Festivals: Mundial de Tango (Buenos Aires), CITA (Congreso Internacional de Tango Argentino).
Le tango : un patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO
La reconnaissance du tango comme un patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO a permis de renforcer les efforts de préservation et de promotion de la danse à travers le monde, garantissant sa transmission aux générations futures. Cette reconnaissance a également contribué à sensibiliser le public à la valeur historique, culturelle et artistique du tango, soulignant son importance comme expression de l’identité argentine et uruguayenne. Des initiatives sont mises en place pour soutenir les écoles de tango, les milongas et les artistes qui contribuent à la vitalité de la danse, préservant son authenticité et sa richesse. L’UNESCO a souligné l’importance du tango comme un symbole de l’identité argentine et uruguayenne, un témoignage de leur histoire et de leur culture.
Le tango, reflet de l’argentine moderne
Le tango contemporain est un reflet de l’Argentine moderne, avec sa diversité d’interprétations et de styles, un miroir de sa société en constante évolution. Il exprime l’identité argentine dans sa complexité et sa modernité, intégrant les influences du monde globalisé. Le tango continue d’évoluer, en s’adaptant aux changements sociaux et culturels, tout en restant fidèle à ses racines. Il est une source d’inspiration pour les artistes et un moyen d’expression pour les danseurs, un langage universel qui transcende les frontières. Aujourd’hui, on dénombre plus de 1000 milongas actives à Buenos Aires, témoignant de la vitalité du tango dans la capitale argentine. En 2019, le tourisme lié au tango a généré plus de 500 millions de dollars de revenus pour l’Argentine.
L’évolution des rôles de genre dans la société argentine contemporaine se reflète dans la danse du tango, remettant en question les normes traditionnelles. On voit de plus en plus de femmes qui mènent la danse, des milongas queer qui défient les normes traditionnelles, offrant des espaces inclusifs pour tous les danseurs. Le tango devient un espace d’expression pour toutes les identités et toutes les orientations sexuelles, un lieu de liberté et d’acceptation. La danse se libère des codes rigides du passé et s’ouvre à de nouvelles formes de créativité, reflétant les changements sociaux et culturels.